L’héritage et les racines

José Manuel Massano, avant d’être l’artiste qu’il est aujourd’hui, est un fils de l’histoire portugaise contemporaine. Enfant d’une famille ayant fui les loups et la dictature de Salazar, il incarne à la fois la marche forcée du XXe siècle et la permanence des traditions rurales dont ses parents étaient issus. Portugais par sa naissance, il est devenu, en quelque sorte, tourangeau par adoption. Mais derrière l’apparente stabilité de cette migration, une histoire de déracinement se trame. Les premiers pas des siens à Champigny, dans des bidonvilles humiliants que son père rejette aussitôt, témoignent d’une dignité tenace, d’un hymne à la simplicité laborieuse des bergers, qui refusaient la misère qu’on voulait leur imposer.

La Touraine fut pour eux un havre, un espace où la dureté de la vie ne dévêtait pas l’homme de sa dignité. José Manuel, lui, n’a jamais renié ces origines terriennes et humbles – elles sont le socle même sur lequel s’édifie sa polyphonie artistique.

L’atelier : volcan tranquille d’un artiste tout en contrastes

L’espace qu’il s’est aménagé à Bourré – non loin de Montrichard – est à lui seul un miroir de José Manuel Massano. Derrière une façade de béton se cachent des entrailles pleines d’âme. Ce qu’il présente comme un chantier révèle, pour l’œil attentif, un univers organisé et riche, capable de transiter d’un médium artistique à un autre. Sculpture, peinture, design, dessin – chaque pièce se conforme à une de ces expressions, et derrière chacune couve un esprit en constante effervescence.

Là où d’autres pourraient se disperser dans la multiplicité, Massano rassemble des idées avec une énergie intacte. Même cet accident récent, qui l’oblige à se déplacer provisoirement avec une canne, n’entrave en rien son élan créatif. Au contraire, il l’intègre avec naturel dans le tempo de son quotidien, poursuivant son œuvre avec une détermination inchangée. Il est frappant, dès lors que l’on dialogue avec lui, que sa vision de ce qui doit encore être – cet atelier déjà conçu dans son esprit autant comme un lieu de vie qu’un sanctuaire de création – a une clarté et une ferveur qui forcent l’admiration. À trente degrés dehors, son atelier demeure un refuge où la fraîcheur, celle du souffle artistique et du répit, se fait sentir.

Une trajectoire nourrie de rencontres

Peut-on comprendre José Manuel sans évoquer les influences qui l’ont entouré dès l’enfance ? D’abord sa mère, figure charmante et pittoresque, dont les maladresses de langage en français peignent, malgré elles, une histoire universelle d’exil et d’apprentissage. Elle, pieuse et tenace, tend des fils invisibles entre les rencontres qui vont structurer la sensibilité de son fils : ainsi, Mademoiselle Marty, figure de Villentrois, aux atours quasi romanesques, avocate qui n’exerça jamais mais sut ouvrir du bout des doigts des chemins d’art à un José Manuel curieux et précoce.

Et puis, il y eut cet artiste, frère de Mademoiselle Marty, Roger Marty, vivant dans un troglodyte si proche du lieu de résidence actuel de José Manuel. Si peu d’écrits, si peu de cours formels : un échange constant, à haute voix et au fil des livres, entre un maître qui ne dit pas son nom et un élève avide. Ces années passées dans ce compagnonnage non formel imprègnent encore aujourd’hui l’art de Massano. Il y puise ce mélange d’audace et d'humilité, mais aussi cet attrait pour ce qui donne du sens, cette recherche constante qui dépasse l’exploit technique ou purement esthétique.

Un penseur de la modernité enracinée

Derrière le pinceau, la canne et la ferraille forgée dans des ateliers anciens, il y a chez Massano une âme qui veut comprendre, recomposer et prolonger. Son art n’est ni humble ni écrasant ; il semble vouloir parler à la fois du local et de l’universel, s’attaquer au globalisant et au transhumain qui, à ses yeux, désagrègent les liens du passé.

Ainsi, ses projets, aussi divers que les médiums qu'elle explore, reflètent son engagement profond envers la culture populaire et les liens humains qui en sont l'essence même. Parmi ces œuvres, un repas filmé saisit avec délicatesse l’intensité fugace des rencontres et célèbre la convivialité simple qui nourrit cette culture partagée. À cela s’ajoute un hommage à Saint-Laurent, figure tutélaire à la fois érudite et marginale, incarné par une barque bleue destinée à lui ouvrir le passage d’un monde à l’autre ; ou encore une ambition plus audacieuse, celle de déplacer un pont, un geste monumental oscillant entre symbolisme poétique et ancrage géologique.

Les autorités administratives peinent peut-être à cerner cet homme au passé parisien, aux racines portugaises, établi dans un Loir-et-Cher qu’il veut transformer en terre d’avant-garde. Mais lui continue, par nécessité et par conviction. Il sait que l’avenir demande du temps : dix ans, voilà ce qu’il se donne pour voir apparaître les premières pousses d’un art fécond et dynamique à Montrichard.

Un héritier et un passeur

José Manuel Massano pourrait bien être l’héritier oublié d’une lignée d’artistes facétieux et savants : Il évoque le "Salon des Incohérents", cite Alphonse Allais, Jules Levy, Jean Arp, Marcel Duchamp, Magritte, parle de l'arte povera. Il pourrait se réclamer de ces figures atmosphériques de la modernité, tout en inscrivant sa trajectoire dans une logique plus locale.

Car lui, malgré ses déplacements, nous semble profondément appartenir à cette terre qu’il habite aujourd’hui. Là où beaucoup d’artistes contemporains se dispersent dans l’universalisme inconsistant ou fuient pour échapper aux contraintes des provinces, il reste, s’implante et rêve d’y voir éclore une culture du renouveau.

Boire du pétillant à sa table, assis dans des fauteuils à qui José avait donné une seconde vie, pourrait n’être qu’un moment trivial. Mais avec lui, l’improvisation devient partage. Les anecdotes, les vins, les liens personnels qu’il propose à celui qui l'écoute ne sont aucunement insignifiants. Ils révèlent un homme entier, dont l'intelligence et les ambitions se mêlent intimement à ses racines et aux lieux qu’il habite. À le voir conter et rire, à l’entendre rêver tout haut de cet art moderne qu’il veut voir prospérer ici, à Bourré et dans les environs, on ne doute pas que José M Massano a encore beaucoup à bâtir – et que d’ici dix années ou plus, son pont, lui, ne s’éloignera pas.

Cette vision, cette philosophie de la culture populaire, José les partagera avec le public lors des Journées Nationales des Artistes, les 13 et 14 septembre prochains. Une occasion unique de pousser la porte de son atelier de Bourré, de découvrir ses créations et d'échanger avec cet homme qui transforme la matière en poésie. Car au-delà des œuvres, c'est bien une rencontre humaine qui vous attend – celle d'un passeur qui croit encore à la beauté du monde.