L’appel du matin – Un ornithologue à contre-courant
Morée, dimanche 7 septembre 2025 - Etang de la Varenne
À l’aube, je me glissai hors de chez moi, en équilibre sur le fil tendu d’une ritournelle familière.
Bottes étanches soigneusement enfilées, carnet flambant neuf glissé dans ma poche, jumelles impeccablement nettoyées suspendues autour du cou, et un thermos de café, dosé au millilitre près, bien calé sous mon bras.
Seule variable imprévisible : l’étang de la Varenne, ce sanctuaire brumeux où je m’accordais une échappée du monde, en quête du murmure fragile des migrations.
La brume encore dense ce matin-là drapait le paysage d’un mystère ouaté.
Je me surpris à avancer plus lentement que d’habitude, attentif aux moindres bruissements, à cette ouverture du jour où tout semble flotter – les premiers cris étouffés, le bâillement d’une aile déployée, la trace d’un héron solitaire se faufilant au-dessus des roseaux.
À cet instant, le cœur hésite.
Tout semble suspendu, le temps d’une respiration.
Une de ces matinées où, si vous tendez l’oreille et retenez votre souffle, l’immensité des premières lueurs se confond avec la dentelle sonore du vivant.
Mais soudain, un bruit inattendu fit trembler la trame tranquille de l’étang.
Au début, ce n’était qu’un écho lointain, indistinct, presque irréel. Un râle, pensais-je aussitôt. Peut-être une grue cendrée en retard sur son calendrier ? Je m’immobilisai, aux aguets.
Mais ce cri n’avait rien d’animal.
Il enfla, devint plus grave, une sorte de grondement feutré, amplifié par la brume compacte. À cet instant flottant d’incertitude, je pouvais encore croire à un phénomène naturel – un frisson du vent, un murmure aquatique, un phénomène inédit.
Puis, sans prévenir, le son éclata, rugueux, haché : le vrombissement indiscutable d’une machine, ricochetant sur la surface de l’eau.
Le râle devint un gémissement mécanique, entrecoupé de hoquets métalliques.
Un moteur.
Puis un autre.
Puis des dizaines, entremêlant leurs sons jusqu’à former une cacophonie absurde : une parade parfaitement orchestrée de pots d’échappement où chaque note écrasait un peu plus le murmure de la nature alentour.
Ce n’était pourtant que le début de l’envahissement.
La scène bruisse, s’étire, s’emplit.
Il faudrait pouvoir ignorer le bruit, remonter la fermeture de sa veste, chercher le silence :
Mais rien n’y fait ; tout, partout, résonne.
Je restai figé, la main encore refermée sur le thermos, le cou tendu vers la source de cette intrusion.
À travers l’épaisseur du brouillard, apparut la silhouette d’un véhicule, sa carrosserie reluisante filtrant la lumière grise comme les élytres d’un coléoptère géant. Puis une deuxième, une troisième.
Une colonne entière de voitures laissant deviner leurs lignes cabossées et leurs chromes étincelants, avançant en procession à la manière d’un vol linéaire de cormorans en migration.
La colère monta d’un coup, comme un réflexe instinctif.
Mes épaules se raidirent, et je laissai échapper un soupir agacé qui résonna à peine sous le tumulte oppressant des moteurs.
Ce devait être mon refuge ! Mon sanctuaire ! Un lieu gouverné par le silence où je venais me réconcilier avec le monde. Mais cette harmonie s’était brisée d’un coup.
"Encore un dimanche foutu..." marmonnai-je en ajustant distraitement mes jumelles, le regard noir.
Ce n’était pourtant que le début.
En m’avançant à pas hésitants vers un repli des roseaux, je découvris le centre du tumulte : un rassemblement improbable de collectionneurs et d’aficionados, alignant méthodiquement leurs Citroën DS sur les berges détrempées.
Une nuée de passionnés s'agitait autour des véhicules tels des moineaux piaillant autour d’une mangeoire.
Sous mes yeux irrités, le ballet silencieux des martinets laissa place à un étrange spectacle de portières qui se fermaient dans un claquement synchronisé et de capots ouverts exhibant des moteurs bichonnés.
Le contraste était saisissant : là où j’étais venu chercher la grâce des ailes et la légèreté du silence, je n’entendais désormais que les accents gutturaux des machines et les éclats de voix enthousiastes.
Le parfum des algues matinales s’évaporait sous une odeur agressive de carburant. Impossible de prétendre ne rien voir, ne rien entendre.
Partout, sous mes yeux, ce n’était plus la nature qui régnait : l’empire des moteurs avait pris possession des lieux.
Je refermai mon thermos avec agacement, notant dans un nouveau carnet qui me semblait déjà souillé par l’atmosphère :
« Aucun passage migratoire observé. Bruit dominant : mécanique, catégorie "extrême". »
Une goutte de café glisse, obstinée, sur la page. Un écho silencieux de ma mauvaise humeur.
Et pourtant, alors que je m’apprêtais à battre en retraite, un mouvement interrompit mes pensées.
Une femme coquette mais affublée d’un chapeau floral ridicule s’approcha, un sourire immense et un prospectus bariolé à la main.
Elle me tend son prospectus avec un sourire disproportionné, qu’on devine derrière ses lunettes, un peu trop grandes, clairement choisies pour être remarquées.
— Vous êtes là pour la bourse ?
Je prends une seconde pour digérer la question. Mes jumelles en bandoulière, mon carnet griffonné contre ma paume — qu’est-ce qui dans ma posture pouvait laisser penser que j’étais là pour admirer des voitures ?
Un brin sarcastique, je rétorque :
— Non, madame, je cherche un pouillot fitis.
Elle s’arrête, me scrute, et pourtant, l’œil déjà reparti ailleurs, lance :
— Ah, vous aurez sûrement plus de chance du côté des DS bleues. Elles chantent presque aussi bien que vos oiseaux !
Vaincu par sa répartie, je capitule, range mes jumelles, et me coiffe d’un sourire contraint, tentant la discrétion. Elle reprend sa route, bottines maculées, trébuchant sur une racine humide. Je resserre mon carnet contre mon manteau et avance à pas de héron dans une mare peuplée de bipèdes bruyants.
Je tente une retraite stratégique vers une Citroën grise, raisonnant naïvement qu’elle attirerait moins de curieux.
Raté.
L’assaut est immédiat :
— Alors ? Élégante, hein, ma vieille DS ? Vous saviez que Citroën faisait des suspensions hydrauliques avant même que les buses n’aient eu l’idée de survoler Paris ?
Je soupire, mais leur feu sacré n’est pas sans m’émouvoir. Leur œil brille – la même lumière que chez nombre d’observateurs à l’approche du rarissime pic noir.
Je tente la réplique, mi-bravache :
— Et elle… elle migre, votre DS ? Jusqu’en Afrique ?
Rires, applaudissement léger.
— Pas jusqu’en Afrique, non, mais elle grimpe les lacets alpins sans fatigue. Et son plumage, regardez-moi ça, brille toujours comme au premier jour !
Le moteur vrombit, boîte à souvenirs et à anecdotes.
Tout à coup, le bruit qui m’agressait s’adoucit, prend une cadence presque rassurante. Le parfum d’essence se mêle à la menthe écrasée sous ma botte.
Dans cette drôle de cacophonie, un éclat aigu attire mon attention.
Une fillette, à peine haute comme une roue de DS, surgit :
— Monsieur, vous cherchez des voitures ou des oiseaux ?
Ton clair, question désarmante. Pourquoi choisir ?
Je m’accroupis à sa hauteur, complice :
— Les deux, il semblerait.
Éclat de rire, pur, net, puis elle file rejoindre sa famille.
Son père, fier devant la DS cabossée, soulève le capot.
La petite déclare :
— Papa, celle-là, regarde, elle a le bec crochu, comme un héron !
J’éprouve un sourire, inattendu. L’alliance improbable devient évidence.
Je poursuis. Un moustachu imposant, voix feutrée, m’accueille :
— Belle bête, non ? Ma DS.
Vous saviez qu’elle pouvait traverser la Beauce comme une hirondelle traverse la Méditerranée ?
J’entre dans son jeu :
— Et parfois… elle migre vraiment ?
Rires, puis confidence :
— Non, mais elle a traversé le siècle, et ça, ce n’est pas donné à toutes les ailes…
Un peu plus loin, un bénévole, plateau de sandwichs, passe :
— Faut garder des forces, Monsieur l’ornithologue ! Aujourd’hui, on a recensé toutes les espèces rares : DS, CX, GS… et si jamais vous croisez une 2CV, signalez-la vite, c’est devenu migrateur très discret !
Petite bouffée de chaleur, la gentillesse humaine entre dans la danse.
Peu à peu, j’oublie mes oiseaux : je m’intéresse aux ballets de portières, parades nuptiales autour des capots, anecdotes familières sur les restaurations improbables, l’obsession du détail…
Tous, ici, me rappellent la patience minutieuse et le goût du partage des veilleurs de migration.
La lumière s’adoucit, rosit, caresse les carrosses. Les DS s’effacent, silhouettes immobiles, prêtes à s’envoler dans la pénombre.
Le carnet plein, odorant d’huile, de café, de lumière, le cœur léger d’avoir croisé une autre humanité, je range mes jumelles.
La mécanique des hommes rejoint, par accident, la patience infinie de la nature.
Un bal des possibles, qu’on n’ose ordinairement pas inviter au même comptoir.
Dans mes notes, ce soir-là :
« Migration observée : mécanique, humaine, joyeuse.
Participants : 48 DS (6 modèles rares), cent observateurs passionnés, 3 chihuahuas (non confirmés), une héronnière à proximité.
Ailes et roues en parfaite synchronicité.
Conclusion : migration réussie. »
(Respiration)
Parfois, il suffit d’une escale impromptue à Morée pour découvrir que les plus belles migrations ne sont pas toujours celles qu’on guette la tête en l’air – mais bien celles qui roulent, rient et rassemblent, juste là, à hauteur d’homme.
Un temps, je repense à la ligne de la DS, bleue nuit, posée comme un oiseau au repos parmi les roseaux.
Qui sait si, dans cent ans, quelqu’un ne caressera pas encore du regard sa courbe légère, comme on guette le retour d’une cigogne fidèle ?
J’aurais aimé lui écrire une lettre d’adieu — ou une note d’observation, qu’importe.
Mais parfois, il suffit d’avoir croisé la route d’une beauté imprévue pour repartir changé, le pas plus souple, le cœur un peu ouvert.
Arrivé à ma voiture, je lève les yeux dans le ciel, maintenant dégagé de sa brume matinale.
Des oiseaux s’alignent dans une formation parfaite, une dernière volée partant vers le sud.
Même les ailes métalliques des voitures, dans leur silence retrouvé, me paraissent désormais entrer en résonance avec ce ballet naturel, modeste rappel que la beauté se trouve souvent là où on cesse de vouloir l’imposer.
Je démarre à mon tour, le cœur étrangement rafraîchi, comme si, pour une fois, la mécanique et la nature avaient enfin trouvé un terrain d’entente.
Fin.
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